C'est en Octobre 1969, à Londres, que commença une aventure que l'on peut diviser en quatre périodes.
La première démarra par la déflagration que représenta dans le ciel serein de la scène pop-rock de l'époque ce « premier modèle » (Peter Gabriel) , ce « chef d'oeuvre de l'étrange » (Pete Townshend), ce « Sgt. Pepper's de la musique progressive » (Xavier Chatagnon, Rock & Folk) qu'est sans aucun doute In The Court Of The Crimson King, l'album dont même les non spécialistes se souviennent encore tant son contenu allait ouvrir au rock de nouvelles perspectives.
Si dans le véritable bouillon de culture que représente cette époque, certaines voix s'étaient déjà fait entendre, désireuses de sortir la musique populaire d'un indéniable formatage (et on peut penser à l'inspiration romantique et onirique de The Moody Blues - utilisant déjà le mellotron dans The Days Of Future Passed, baroque et extravagante du Nice de The Nice, symphonique et ténébreuse de « Shine On Brightly de Procol Harum et de sa longue suite « In Held Twas In I »), Pink Floyd étant encore à une formule certes originale mais rétrospectivement relativement classique dans le psychédélisme ambiant, Yes et Genesis encore dans les limbes, c'est bel et bien le premier opus du « Roi Pourpre » (en compagnie peut-être de Soft Machine mais dans un tout autre registre) qui s'impose magistralement comme la pierre de base du rock qu'on ne tarderait pas à appeler progressif, qu'il fondait donc littéralement de croisements, d'invention et d'audace, le tout à un niveau de perfection formelle et de maîtrise instrumentale qui laisse pantois pour une première production.
La formation de départ (Robert Fripp, Greg Lake, Michael Giles, Ian MacDonald, Pete Sinfield) allait subir maints changements jusqu'à la première séparation, le cap était toutefois définitivement donné d'une fusion, toujours inventive, de rock symphonique et mélodique ou énergique et furieux, de jazz déjanté et insoumis et d'expérimentation quasi avant-gardiste.
En 1972, la valse des membres du groupe cesse donc, faute de combattants (les exigences de Robert Fripp ne sont pas toujours faciles à assumer et la vie de tournée toujours harassante pour un groupe ne vendant tout de même pas beaucoup d'albums, contraint de tourner beaucoup pour vivre) et les divergences musicales avec le dernier résistant (parolier talentueux et unique membre fondateur restant), Pete Sinfield, étant devenues trop criantes, Fripp se retrouve seul, mais avec une parfaite idée de la voie où il désire désormais s'engager.
La deuxième période du groupe jusqu'en 1974 (autour des musiciens de base : Bill Bruford, qui n'hésite pas un instant à quitter un groupe pourtant aussi prestigieux que Yes, John Wetton et D. Cross, auquel J. Muir apporte un bref mais lumineux concours), est souvent la préférée par les aficionados du groupe. Robert Fripp atteint désormais sa maturité créative et instrumentale (il devient cet incroyable guitariste que même des virtuoses comme Steve Vaï ou Joe Satriani reconnaissent comme maître) et c'est bien autour de sa guitare prédominante, tranchante comme l'acier, au son énorme et aux embardées frénétiques, que la créature va renaître et emprunter des chemins toujours aussi inexplorés, côtoyant de plus en plus intimement les berges sombres d'un nihilisme torturé. Et de Larks' Tongue In Aspic à Red (1975) en passant par Starless And Bible Black, King Crimson va littéralement illuminer l'histoire du rock.
Mais les voies du maître sont impénétrables et il fait brutalement de nouveau le vide autour de lui et cette fois-ci pour une très longue période. Car la formation ne renaîtra qu'en 1981 avec Bill Bruford et deux nouveaux venus : le bassiste américain Tony Levin et le transfuge virtuose de Talking Heads Adrian Belew, inaugurant ainsi une formule inédite à deux guitaristes, source évidente de renouvellement.
C'est sûrement à ce dernier que la nouvelle orientation du groupe doit beaucoup pour cette troisième période plus âpre, plus urbaine, parfois plus tribale, plus dansante, peut-être un peu trop influencée par la new-wave ambiante par d'autres, sûrement moins aboutie, passant des morceaux les plus fracassés et les plus sauvagement déstructurés aux ballades ou valses hypnotiques et obsédantes que permettent les possibilités nouvelles de dialogues entre les deux guitaristes, dont le premier jalon monochrome, Discipline (1981), reste l'opus majeur (sans oublier, par la suite, « Industry » et « Lark's Tongue In Aspic Part III » sur Beat et « Neurotica » plus « Requiem » sur Three Of A Perfect Pair).
Mais Robert Fripp éprouve alors de nouveau le besoin de se ressourcer et la formation suivante, modèle de stabilité par rapport aux précédentes, est brutalement dissoute en 1984. Jusqu'en 1994, date à laquelle commence une nouvelle période pour le groupe, que l'on pourrait qualifier de synthèse hors du commun (un double trio guitare, basse et batterie où les nouveaux arrivants Trey Gunn et Pat Mastelotto, ancien accompagnateur de David Sylvian avec qui Robert Fripp a également travaillé dans l'intervalle, épaulent les grands anciens membres de la période précédente). King Crimson forge, sur un procédé d'alternance de sonorités électroniques et de réminiscences acoustiques, l'amalgame du heavy-metal progressif perfectionné pendant les deux premières périodes et d'autres duels de guitares endiablées initiés par la troisième, atteignant ses sommets dans Thrak (1995) et The Power To Believe (2003).